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22 janvier 2012

Ta présence demeure

Jean-Pierre ouvre les yeux. Il est allongé sur son lit. Du côté gauche, celui qu’il a toujours occupé pendant plus de quarante-six ans. Il sent que son dos lui fait mal. Il se retourne difficilement sur le côté, de façon à pouvoir regarder le cadre posé sur sa table de chevet.

Murielle est là. Devant lui. Ses rides sont étirées dans un sourire sincère, ses yeux sont plissés et il se rappelle que c’était à cause du soleil. Elle a les mains plaquées sur son tablier à fleurs, celui qu’elle aimait porter pour faire la cuisine. Il regarde ses cheveux blancs en forme de bouclettes et son alliance à sa main gauche. Il regarde son ventre grossi par la vieillesse et la bonne nourriture qu’elle a toujours aimé manger. Il regarde ses épaules tombantes et son cou aussi ridé que son visage. D’autres gens ne verraient qu’une simple vieille dame. Lui se rappelle de l’élégante femme qu’elle a toujours été.

Il se souvient de son rire, de sa force de caractère, de sa façon de poser sa main sur son épaule pour lui témoigner sa tendresse. Il se souvient de leurs premières années, de quand ils étaient jeunes et insouciants. De leurs premiers voyages et de leurs premiers mots d’amour. Il se souvient de ce jour, où elle portait sa magnifique robe blanche. De son joli ventre arrondi dans lequel grandissait leur premier enfant, puis le deuxième, puis le troisième. C’est comme un film en noir et blanc. Des souvenirs que le temps ne peut effacer. Que le temps n’effacera jamais.

Dans un effort certain, Jean-Pierre se relève. Il s’assied sur le bord de son lit puis saisit le cadre. Ses mains tremblent, c’est l’un des effets de la vieillesse qu’il supporte le moins. Du bout des lèvres, il dépose un baiser sur la photographie puis la repose sur la table de chevet. Il se met debout, sort lentement de sa chambre et s’en va dans la cuisine pour se préparer du café. Ses articulations lui font mal, il ne se tient plus vraiment droit. Le poids des années le force à se pencher, à marcher avec difficulté, à boiter de temps en temps. Il n’en peut plus. Il avait la force, avant. Il avait la force parce qu’elle était là, Murielle. Parce qu’ils vieillissaient ensemble, parce qu’ils s’aimaient toujours après quarante-six ans de mariage et des poussières. Parce que vieillir à deux, c’est toujours plus facile que de vieillir tout seul.

Mais un cancer du sein a emporté Murielle, il y a onze mois de cela. Jean-Pierre est seul, dans sa maison. Dans sa maison trop grande, dans sa maison trop vide. Il continue de vivre entre ces murs tristes que trop de souvenirs hantent. Il entend la voix de Murielle. Il sent son odeur, sa présence, ses émotions. Dans cette maison trop grande, trop vide, dans laquelle ils ont vécu ensemble pendant plus de quarante-six ans, il a l’impression qu’elle est toujours là, cachée quelque part. Il s’attend à la voir arriver, à l’entendre l’appeler pour venir à table, à l’entendre rouspéter parce qu’il a encore oublié d’acheter du beurre en allant faire les courses.

Toute sa vie durant, Jean-Pierre n’a aimé qu’elle. Du début jusqu’à la fin, il l’a toujours regardée comme on regarde une femme qu’on respecte et qu’on admire. Elle, la mère de ses enfants, la femme de sa vie. Elle qui sera aussi la femme de sa mort, celle qu’il aimera toujours, même dans l’autre monde.

Jean-Pierre, il souffre. Tellement que, parfois, il a envie de s’en aller. De partir. Pour rejoindre Murielle qui, dans son coin de paradis recouvert de fleurs et gorgé de soleil, doit l’attendre pour qu’ils continuent de s’aimer comme au premier jour. Oui, Jean-Pierre rêve souvent de s’endormir pour ne plus jamais se réveiller. Il n’arrive plus à vivre. Il n’arrive plus à sourire. Mais il s’accroche. Parce qu’il lui reste ses trois enfants, ses petits-enfants et celui qui grandit encore dans le ventre de sa fille. Murielle est partie, mais quand il regarde leur famille, il la revoit.

Il la revoit dans le regard de son fils aîné, il la retrouve dans le caractère de sa fille et dans l’humour de son fils cadet. Il aime la montrer à ses petits-enfants, ressortir les vieux albums photos, se souvenir du bon temps. C’est comme si elle était toujours là, cachée quelque part. Il sent sa présence, oui, il sait qu’elle veille sur eux. Et il sait qu’elle n’accepterait jamais de le voir baisser les bras, de le voir abandonner et se laisser mourir de chagrin. Alors Jean-Pierre apprend à vouloir rester. Il apprend à aimer malgré l’absence, il apprend à se remémorer malgré la douleur, il apprend à se lever chaque jour malgré le mal que son corps et son esprit lui infligent.

Jean-Pierre fait partie de ces gens qui survivent pour rendre hommage à une personne disparue. Parce que même s’il y a des choses que la mort ne rend jamais, il y a aussi des choses qu’elle ne peut pas prendre.

 

 vieillesse

 

 

 

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